Rappel du premier message : Tribunal de Bonta 28 Juinssidor 645, 17 :35
- Votre honneur je pense qu’il est clair que mon client n’est pas en état d’être jugé comme responsable de ses actes.
- Sauf votre respect je pense au contraire qu’il sait très bien différencier les deux aspects de sa personnalité. Tout ceci n’est qu’un piètre stratagème de la défense afin de le rendre incapable de telles abominations aux yeux des jurés ! Votre honneur, cet homme doit pouvoir être jugé comme n’importe quel citoyen du monde des douze.
Tiré de sa fugace sieste par ces derniers mots de l’accusation, l’homme à la perruque blanche et aux favoris dorés sursauta, faisant tressauter son marteau posé sur le bureau.
- Bien bien, au vu des faits présentés, il me semble que le prévenu peut tout à fait être considéré comme un individu normal. Maître, vous pouvez dès à présent l’appeler à la barre si tel est votre souhait.
Les cinq dernières heures avaient été passées à énumérer les faits et preuves plus ou moins douteuses que la ville de Bonta avait pu réunir depuis l’ouverture de l’enquête, un mois plus tôt. La liste s’arrêta à « exhibition et tentative de racolage massif devant la taverne du Feubuk » quand le juge fût réveillé.
- C’est en effet mon souhait. J’appelle donc Anduril à la barre.
Les yeux enfoncés, charbonneux mais toujours alertes, les cheveux en bataille et les vêtements usés par des jours de traque n’altéraient en rien la prestance du jeune crâ. Si bien que tous les jurés frissonnèrent lorsqu’il se leva pour rejoindre son box. Frissons qui tournèrent vite au ricanement quand l’appelé trébucha sur une chaise et étala tout son corps sur le sol froid de la salle d’audience dans une posture des plus ridicule.
Une fois assis et ayant juré solennellement des tas de choses qu’il n’avait pas écouté, le témoignage pu débuté. Ainsi le mince et dur avocat de l’accusation entamait les débats :
- Monsieur Duril, j’aimerais commencer par résumer aux jurés votre parcours, qui viendra étayer mes propos par la suite. Vous pouvez bien entendu m’interrompre si des informations vous semblent erronées.
« Vous êtes donc disciple de crâ vous réclamant du cercle 200. D’après mes sources vous fûtes dans votre jeunesse connu sous d’autres noms, certains n’étant que peu reluisant, j’épargnerai l’audience de leur connaissance. »
- Tous étant moitié moins honteux que la robe que vous portez et que la perruque de votre ami à ma droite, rétorqua le crâ.
- Là n’est pas le propos, soupira l’avocat, non sans jeter un œil inquiet au juge bougonnant. Bref, votre nom a bien changé, de même que votre orientation…
- Je ne mange pas de ce pain là si c’est une proposition.
- Je parlais bien évidemment de vos prédispositions au combat, s’empressa de rajouter l’homme en noir. Dans l’ensemble il semblerait que vous ayez toujours préféré la force brute. La brève incursion dans la sphère intelligente de la société s’est vraisemblablement soldée par un échec cuisant, qui pourra s’en étonner.
- Jamais compris ces crâs feu, ajouta Anduril. Une chance sur deux de taper ses potes dans la mêlée. Bon d’accord, on y voit moins bien après des flèches magiques, mais je tiens trop à mes pods pour changer.
- Certes… Dans tous les cas vos exploits bas du front vous ont vite conduits aux portes de grandes guildes n’est-ce pas ? Les deux notables étant Puissance Divine et Les Nains Fous.
Des murmures s’élevèrent à la mention de ce dernier nom.
- Puissantes, puissantes, dites-le vite. Puissance Divine était avant tout une famille à mes yeux. Remplie d’illettrés et de personnages alors incapables de rosser un Sphincter Cell, certes, mais une famille tout de même. Quant aux nains…
Il se tût un moment, le regard semblait errer bien loin de la salle d’audience.
- Une guilde de dégénérés ivrognes de petite taille, haïssant les autres habitants de cet univers et ses environs et bien heureux de passer les qualifications de divers tournois plus ou moins prestigieux, lança l’avocat d’un air satisfait.
- J’ajouterais que la plupart ont des goûts douteux, mais vous allez me répondre qu’il ne pourrait en être autrement quand on est mené par un iop rose, répondit le crâ. En tout cas vous êtes dans le vrai, une bande pingouins atrophiés qui cherchent à montrer que la marche sur deux pattes est l’avenir des animaux.
- Vous faites référence à leur lubie de l’entraide et de la promotion qu’ils en font n’est-ce pas ? Tout cela est utopique à mes yeux mais passons. Ce parcours nous amène aux raisons de votre présence ici. L’étalage de votre « amour » pour ces gens, et de certaines parties de votre corps, en place publique à de multiples reprises, le tout aussi sobre que dix pandawa un soir de match de boufbowl… C’est peu reluisant vous en conviendrez. D’aucun n’affirmerait que vous aviez l’air de vouloir attirer leur attention dans le but de leur montrer que vous regrettiez amèrement votre départ.
- La bière d’Astrub peut vous faire dire bien des choses vous savez, surtout quand elle ballote avec une vingtaine de ses congénères dans votre estomac. Mais pour répondre à votre question, non, je ne regrette rien.
- Vous ne cherchiez donc pas à revenir dans leurs mines ? demanda l’avocat.
- Le désir en est ardent je le concède, mais danser et chanter sur un tonneau en exposant mes attributs ne fait plus partie de leurs critères de recrutement malheureusement.
Le regard une nouvelle fois perdu dans le vide, un sourire aux lèvres, il se remémorait la bonne humeur et la camaraderie de ses compagnons. Les débats inutiles, les discussions endiablées et les donjons en groupe… leur présence et tout le reste lui manquait en effet, sans qu’il ne regrette son choix d’être parti.
- Nous serions tous curieux de connaître vos raisons de retourner parmi ces barbares…
- Eh bien je commence à atteindre la limite de mon stock de graines de pandouille, ironisa Anduril. Une présence, des gens qui comptent dans une vie, l’envie de partager… Autant de chose que vous ne comprendriez pas.
- Il est vrai que la « surface » n’a pas les capacités nécessaires pour comprendre votre dogme, pauvres attardés que nous sommes, obnubilés par nos gains et notre puissance. Ou bien viendrais-je de décrire vos amis nains ? Je ne sais plus, dit le grand corbac, souriant.
- Vous oubliez que votre bière fait pâle figure face à celle des mines. Et puis votre langage… Non sérieusement, une meute d’eniripsa n’arriverait pas à le soigner.
- Ne généralisez pas…
- Je n’applique que vos principes, mais vous avez globalement raison, la surface, les nains n'en ont que faire, tant qu'chez eux y'a de la bière.
La joute verbale ironique et sarcastique à souhait continua le temps que le juge mît à réaliser que l’arakne située sur le plafond au dessus de lui n’avait en réalité pas bougé, aboutissant à la conclusion qu’elle était morte.
- Pour recentrer le débat, reprit le maître, le rapport préliminaire de l’enquête a fait état de vos raisons de départ et il n’est nullement besoin d’y revenir aujourd’hui. Cependant, à la lecture de votre dossier, les plus attentifs ont pu remarquer une particularité psychologique déstabilisante…
- Vous parlez de l’autre ? souffla le jeune homme.
- En effet, dit l’avocat. Votre ligne de défense dans cette affaire est d’affirmer que vous n’êtes pas mentalement stable. Que « quelqu’un » d’autre vient prendre votre place à diverse occasion.
- Ce n’est pas une ligne de défense, affirma le crâ, c’est la vérité. Il est toujours là, comme caché au fond de l’hôtel enneigé qu’est mon esprit, attendant le bon moment pour surgir, défonçant les portes de mon subconscient à grand coup de ha…
- Oui, bien, interrompit le juge, qui visiblement s’extasiait sur le manche de son marteau, et s’amusait à comparer sa taille avec on ne sait quel projection mentale de son esprit visiblement peu prompt à la concentration. Venons-en au fait. Maître ?
- Tout à fait votre Honneur. Vous affirmez donc, dit-il en se retournant vers l’accusé, que ce… Redrum ? Agît en votre nom et prend possession de votre corps lors de vos moments de faiblesse ?
- Absolument.
- Et que lors de ces « possessions » dirons-nous, vous êtes une créature humanoïde de… 23 ans et Benjamin d'une fratrie d'un enfant c’est bien ça ? et êtes, je cite « étudiant en management d’entreprise de santé, cosmétique et agro-alimentaire à Orléans ». En quoi tout cela ne nous indique pas simplement que vous prenez trop à cœur le métier d’alchimiste, ou encore que vous éprouvez une forme d’attirance pour le gardien de la tour de Clepsydre ? Je n’oserais penser que vous aimez passer du temps avec le Koulosse, à fumer toute sortes de substances innommables.
- Et bien je ne saurais dire, avoua l’ancien nain, le Koulosse est très peu partageur. Cependant j’exprime une quasi-certitude dans le fait qu’aimer des choses telles le cinéma, les séries télévisées ou encore le sport ne fait pas partie de notre monde.
- Vous voulez dire que dans ce monde fantaisiste qu’est celui de votre alter-ego, les gens n’ont pas de dofus, de dragodindes ou de zaap ? lança l’avocat en ricanant.
- Non mais il semblerait que la magistrature soit tout aussi dépourvue de bon sens qu’ici.
- Votre Honneur…
- Je ne comprends pas plus que vous les règles qui régissent cet autre monde, trancha le crâ. Mais chaque fois que l’autre est là, j’en suis conscient. C’est un fait. Mais croyez moi quand je vous dis qu’être possédé par un être qui aime écouter des choses désuètes qui semblent vouloir qu’une pierre puisse rouler sur des scarabées ne faisant que rendre hommage à la terre, au vent et au feu n’est pas la chose la plus aisée qui soit…
Le débat sur l’existence de ce monde où des créatures semblables à de bouftous apprivoisés côtoient des chachas dominant un monde virtuel fit rage pendant le reste de l’audience.
Au terme de joutes verbales acharnées, de trois autres heures et de litres de café vulkanien avalés, le verdict ne fut pas unanime. La prochaine séance de délibération fût fixée au lendemain.
Cependant jamais on ne revit le jeune crâ et encore aujourd’hui les hypothèses vont bon train. Certains le pensent ivre mort dans un caniveau après avoir crié son désespoir au dieu "Misanpaje". D’autres vêtu de rose dans un club tendancieux de Brakmar tandis que les plus extravagants l’imaginent au cœur du donjon glourseleste, répétant sans cesse les mêmes gestes (en commençant bien sûr par la chaussette gauche). Seulement peu d’entre eux préfèrent la version qui veut qu’il s’en fût retourné chez ces nains qu’il avait quitté. Là où le dédoublement de personnalité n’est plus vu de la pire des façons et où sont ceux qu’il aime. Après tout la bière est toujours plus mousseuse ailleurs jusqu’à ce qu’on goûte celle des mines.
L’histoire ne dit pas si la justice a fini par le rattraper, ni où a fini ou finira ce malotru.
Il semblerait que sa destinée ne soit plus entre ses mains.